C A N A D A

R. c. Caisse

2013 QCCM 94

 

COUR MUNICIPALE DE LA VILLE DE MONTRÉAL

 

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE MONTRÉAL

 

No :         111-126-140

 

DATE :  LE 8 MARS 2013 

 

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE RANDALL RICHMOND, j.c.m.v.m.

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

Poursuivante        

c.

 

SUSAN CAISSE

                Défenderesse

 

 

J U G E M E N T

 

 

I.          INTRODUCTION

[1]           Madame Susan Caisse a bu du vin dans la soirée. Elle n’est pas en état de conduire. Et elle le sait. Vers 3 h 48 du matin, la police la trouve assise au volant de sa voiture, les clés dans sa main, son chien sur la banquette arrière. Les tests d’alcoolémie révèlent des taux de 175 et 159 mg d’alcool par 100 ml de sang. Est-elle coupable d’avoir eu la garde ou le contrôle d’un véhicule alors que sa capacité de conduire était affaiblie par l’effet de l’alcool ou lorsque son alcoolémie dépassait 80 mg d’alcool par 100 ml de sang? J’ai conclu que non. Voici pourquoi.

II.         Preuve de la poursuite

[2]           La preuve non contestée de l’agent Philippe Otis établit que le 23 août 2011, vers 3 h 48, suite à un appel à la police logé à 3 h 43 et réparti à 3 h 45, il arrive sur la rue A au sud de l’avenue B à Montréal. Il trouve Mme Caisse seule assise sur le siège du conducteur dans une automobile stationnée sur le côté de la rue en face du […].

[3]           Le moteur n’est pas en marche et Mme Caisse tient les clés dans sa main. Un chien se trouve sur la banquette arrière. L’agent sent une odeur d’alcool.

[4]           Pour sortir de son véhicule, Mme Caisse doit « se tenir après la porte ». Par la suite, elle peut rester debout sans appui, mais le haut de son corps bouge continuellement. Elle a une haleine d’alcool, de l’écume à la bouche et les yeux injectés de sang. Elle parle très lentement.

[5]           Madame Caisse s’identifie verbalement, mais lorsque l’agent Otis lui demande son permis de conduire et les papiers du véhicule, elle ne les a pas.

[6]           À 3 h 50, l’agent met Mme Caisse en état d’arrestation pour garde ou contrôle avec capacités affaiblies, lui fait la mise en garde et l’informe de son droit à l’avocat. Il ordonne à Mme Caisse de le suivre au poste pour fournir un échantillon d’haleine.

[7]           Alors qu’ils s’apprêtent à quitter, le fils de Mme Caisse sort de la maison située au […], et apporte une carte d’assurance maladie, ce qui permet aux policiers de confirmer l’identité de Mme Caisse.

[8]           Les tests d’alcoolémie révèlent des taux de 175 et 159 mg d’alcool par 100 ml de sang.

III.        Preuve de la défense

[9]           Témoignant en défense, Mme Caisse indique qu’elle n’a pas conduit son véhicule cette nuit-là et n’avait pas non plus l’intention de le conduire.

[10]        À l’époque de son arrestation, elle habite au […], mais le 23 août 2011, elle vient de passer la fin de semaine chez son copain de l’époque, Roger Laframboise, où elle a bu de l’alcool — assez pour sentir qu’elle n’est pas apte à conduire.

[11]        Puisqu’elle recommence à travailler le mardi soir, elle doit retourner chez elle dans la nuit de lundi à mardi.

[12]        Michel, un ami de M. Laframboise, la reconduit chez elle parce qu’elle sait qu’elle n’est pas en état de conduire. Michel conduit le Ford Focus de Mme Caisse jusque devant chez elle. Elle est assise côté passager. Son chien est en arrière. M. Laframboise les suit dans son camion.

[13]        En stationnant le Ford Focus sur le bord de la rue, Michel touche (sans endommager) à un autre véhicule stationné, faisant sonner l’alarme de celui-ci et réveillant son propriétaire, un voisin de Mme Caisse avec qui les relations sont déjà tendues. Une engueulade s’ensuit avec le voisin.

[14]        Peu après, Michel et M. Laframboise repartent dans le camion de celui-ci.

[15]        Madame Caisse se rend à sa porte pour la déverrouiller et pour ouvrir la deuxième porte afin de préparer l’entrée de son chien, un berger allemand sans laisse qui est encore dans l’auto. Elle se plaint à son fils, maintenant réveillé, à propos du voisin.

[16]        Madame Caisse retourne à son véhicule parce qu’elle doit aller chercher son chien et prendre ses sacs. Elle cherche aussi son portefeuille. Le croyant peut-être tombé en dessous ou entre les sièges avant, elle s’assoit sur le siège du conducteur pour fouiller. C’est à ce moment-là que les policiers arrivent.

[17]        Puisque Mme Caisse n’a pas encore trouvé son portefeuille, elle ne peut pas fournir aux policiers une pièce d’identité. Son fils sort de la maison et lui apporte sa carte d’assurance maladie, ce qui confirme son identité aux policiers (plus tard, elle trouvera son portefeuille dans la console entre les deux sièges).

[18]        Le fils de Mme Caisse, Michael Garas, a témoigné. Âgé de 23 ans aujourd’hui, il vivait avec sa mère sur la rue A lors des événements. Il raconte sa version des faits.

[19]        Sa mère avait passé la fin de semaine chez son copain Roger Laframboise. M. Garas est déjà couché lorsqu’il est réveillé par le bruit de l’alarme sur l’automobile du voisin.

[20]        De la fenêtre, il voit un homme (qu’il croit être le copain de sa mère) au volant de la voiture. Il voit sa mère dans la voiture, assise du côté passager.

[21]        Sa mère entre au logement en indiquant qu’il y a eu une querelle avec le voisin et qu’elle doit retourner à son auto pour chercher ses affaires. Il constate qu’elle est en état d’ébriété, mais c’est clair pour lui qu’elle n’est pas revenue à la maison « d’elle-même » et qu’elle ne prendra pas son auto.

[22]        À cette époque, ils ne sont pas en bons termes avec ce voisin qui a déjà appelé la police pour se plaindre à propos du chien.

[23]        Les policiers arrivent. M. Garas s’en aperçoit en voyant les lumières des policiers. Il sort du logement. Il constate que Roger Laframboise est déjà parti.

[24]        Un policier lui dit que sa mère n’a aucun papier sur elle. Il rentre dans le logement pour en trouver.

[25]        Il trouve une pièce d’identité pour sa mère qu’il apporte à la police (il dit d’abord qu’il croit qu’il s’agit d’un permis de conduire, mais concède par la suite que cela pourrait être une carte d’assurance maladie).

[26]        Pendant tout ce temps-là, le chien est resté dans le véhicule.

IV.       ACCUSATIONS

[27]        Susan Caisse est accusée par voie sommaire d’avoir eu la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur (1) alors que sa capacité de le conduire était affaiblie par l’effet de l’alcool et (2) lorsque son alcoolémie dépassait 80 mg d’alcool par 100 ml de sang, des infractions décrites aux al. 253(1)a) et b) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (« C.cr. »). 

V.        QUESTION EN LITIGE

[28]        Puisque les tests d’alcoolémie révèlent un taux minimal de 159 mg d’alcool par 100 ml de sang et puisque Mme Caisse elle-même, dans son témoignage, avoue qu’au moment pertinent elle n’était pas « apte à conduire » en raison de son intoxication par alcool, la seule question en litige est de savoir si elle avait la garde ou le contrôle de son véhicule.

VI.       PRÉTENTIONS DES PARTIES

[29]        La défense plaide qu’il est clair que Mme Caisse avait les capacités affaiblies, mais elle n’avait pas la garde ou le contrôle de son véhicule parce qu’elle n’a jamais eu l’intention de le mettre en marche.

[30]        La poursuite invoque la présomption de l’alinéa 258(1)a) C.cr. et plaide que cette présomption n’a pas été repoussée par la prépondérance des probabilités.

[31]        La poursuite plaide qu’il ne faut pas croire le témoignage de Mme Caisse ni avoir un doute raisonnable en raison de son témoignage pour les raisons suivantes :

·                Elle dit ne pas vouloir laisser ses sacs dans l’auto pour la nuit, mais elle ne demande pas l’aide de son copain ou son ami pour sortir ses sacs de l’auto;

·                Son explication relative à son chien (laissé dans l’auto lorsqu’elle déverrouille la porte et qui comprend que si ses sacs sont dans l’auto, elle ne le laissera pas là) est frivole et floue;

·                Elle ne cherche pas son portefeuille dès qu’elle constate son absence alors que son copain est présent, mais à 3 h 30, ça devient important de le chercher alors que son chien est dans l’auto;

·                Elle se contredit en expliquant pourquoi elle est allée dans son auto à la place du conducteur : d’abord pour décompresser et ensuite pour chercher son portefeuille;

·                Elle n’a pas fait entendre M. Laframboise ou son ami Michel pour corroborer sa version;

·                Elle dit avoir foulé sa cheville avant l’arrivée des policiers, mais n’en parle pas à ceux-ci;

·                Les vitres de son auto étaient fermées alors que son chien était à l’intérieur en plein mois d’août;

·                Les cinq minutes passées entre l’appel au 9-1-1 et l’arrivée des policiers ne sont pas suffisantes pour justifier la durée de tous les événements qu’elle raconte dans son témoignage;

·                Elle dit s’être assise sur le siège du conducteur pour chercher son portefeuille alors qu’elle dit n’avoir pas conduit l’auto ce soir-là;

·                Elle est contredite par son fils parce qu’elle dit l’avoir réveillé en entrant dans la maison alors que M. Garas dit avoir été réveillé par l’alarme de l’auto et avoir été debout dans le vestibule lorsque sa mère entre;

·                Elle n’est pas capable de fournir des détails sur certaines choses.

[32]        Subsidiairement, la poursuite plaide que, même si la version de la défenderesse est retenue, Mme Caisse avait néanmoins créé un risque « réel » qu’elle mette son véhicule en mouvement en se positionnant du côté du conducteur. Il y avait un risque qu’elle change d’idée quant à ses intentions et ce risque était plus grand en raison de son état avancé d’ébriété. Elle a été négligente en se positionnant du côté du conducteur alors qu’elle avait les clés dans sa main et était en état d’ébriété. Cela a créé le risque que le législateur voulait éviter. Et elle n’avait pas un « plan concret et fiable ». La poursuite invoque à l’appui l’arrêt de la Cour suprême du Canada, R. c. Boudreau[1].

VII.       LE DROIT

[33]        Pour les accusations portées contre Mme Caisse, l’absence d’intention de conduire n’est pas un moyen de défense et ne joue que pour réfuter la présomption prévue à l’al. 258(1)a) C.cr. 

[34]        La présomption de l’al. 258(1)a) C.cr. se lit comme suit :

 (1) Dans des poursuites engagées en vertu du paragraphe 255(1) à l’égard d’une infraction prévue à l’article 253 ou au paragraphe 254(5) ou dans des poursuites engagées en vertu de l’un des paragraphes 255(2) à (3.2) :

a) lorsqu’il est prouvé que l’accusé occupait la place ou la position ordinairement occupée par la personne qui conduit le véhicule à moteur, le bateau, l’aéronef ou le matériel ferroviaire, ou qui aide à conduire un aéronef ou du matériel ferroviaire, il est réputé en avoir eu la garde ou le contrôle à moins qu’il n’établisse qu’il n’occupait pas cette place ou position dans le but de mettre en marche ce véhicule, ce bateau, cet aéronef ou ce matériel ferroviaire, ou dans le but d’aider à conduire l’aéronef ou le matériel ferroviaire, selon le cas;

[35]        Cette présomption impose à l'accusé le fardeau de démontrer selon la prépondérance des probabilités qu'il n'est pas monté dans le véhicule avec l'intention de le mettre en marche. Le verbe « établir » exige que l'accusé démontre le fait nécessaire selon la prépondérance des probabilités et il ne peut être interprété comme équivalant à l'expression « soulève un doute raisonnable »[2].

[36]        Dans Boudreau, les juges majoritaires ont conclu que pour avoir « la garde ou le contrôle » au sens où il faut l’entendre pour l’application du par. 253(1) C.cr., il faut : 1) une conduite intentionnelle à l’égard d’un véhicule à moteur; 2) par une personne dont la capacité de conduire est affaiblie ou dont l’alcoolémie dépasse la limite légale; (3) dans des circonstances entraînant un risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien.  Pour ce qui est du troisième élément, il faut que le risque de danger soit réaliste, non pas seulement possible en théorie : 

…[P]our avoir « la garde ou le contrôle » au sens où il faut l’entendre pour l’application du par. 253(1) du C.cr., il faut (1) une conduite intentionnelle à l’égard du véhicule; (2) par une personne dont la capacité de conduire est affaiblie ou dont l’alcoolémie dépasse la limite légale; (3) dans des circonstances entraînant un risque réaliste, et non une infime possibilité, de danger pour autrui ou pour un bien[3]

[37]        L’existence d’un risque réaliste de danger est une question de fait[4].

[38]        Un accusé qui a été trouvé ivre derrière le volant sera normalement déclaré coupable si rien ne l’empêchait, de mettre le véhicule en mouvement, soit intentionnellement, soit accidentellement[5].

[39]        En l’absence de preuve contraire, un risque réaliste de danger constitue normalement la seule inférence raisonnable lorsque le ministère public prouve l’intoxication et la capacité de mettre le véhicule en mouvement. Pour éviter d’être déclaré coupable, l’accusé doit présenter des éléments de preuve tendant à prouver qu’il n’y avait pas de risque réaliste de danger dans les circonstances particulières de la cause :

En l’absence de toute preuve contraire, la capacité actuelle de conduire en état d’ébriété, ou avec une alcoolémie supérieure à la limite fixée par la loi, présente un risque intrinsèque de danger. En pratique, pour éviter d’être déclaré coupable, l’accusé devra faire face, sur le plan tactique, à la nécessité de présenter des éléments de preuve tendant à prouver que ce risque intrinsèque de danger n’était pas réaliste dans les circonstances particulières de l’affaire[6].

[40]        Le risque de danger envisagé est le risque de mettre le véhicule en mouvement de sorte qu’il puisse devenir dangereux[7].

[41]        La simple présence dans un véhicule à moteur d’une personne dont la capacité de conduire est affaiblie n’est pas un crime :

…La loi ne manque pas totalement de souplesse et ne va pas jusqu’à punir la simple présence dans un véhicule à moteur d’une personne dont la capacité de conduire est affaiblie. En réalité, l’arrêt Toews consacre la règle que, lorsque l’utilisation du véhicule à moteur ne comporte aucun risque de le mettre en marche et de le rendre dangereux, les cours de justice devraient conclure qu’il y a absence d’actus reus[8].

[42]        Il faut bien souligner que l’intention de mettre le véhicule en mouvement ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction de garde ou contrôle[9], mais l’accusé qui occupait la place du conducteur est présumé, en droit, avoir eu la garde ou le contrôle du véhicule, à moins qu’il ne convainque le tribunal qu’il n’avait pas l’intention de conduire[10].

[43]        Dans Boudreau, les juges majoritaires ont interprété la présomption ainsi :

…[L]a personne trouvée ivre derrière le volant d’un véhicule ne sera pas pour cette seule raison déclarée coupable d’en avoir eu la garde ou le contrôle si elle convainc le tribunal qu’elle n’avait pas l’intention de mettre le véhicule en mouvement[11].

[44]        Toutefois, une preuve contraire convaincante de l’absence d’intention de conduire ne met pas fin au débat. Il peut y avoir néanmoins un risque réaliste de danger :

[L]’accusé qui convainc le tribunal qu’il n’avait pas pareille intention ne sera pas forcément acquitté.  En effet, la personne trouvée ivre, assise à la place du conducteur et capable de mettre le véhicule en mouvement — même sans en avoir l’intention à ce moment-là — pourrait néanmoins présenter un risque réaliste de danger.

    En l’absence d’une intention concomitante de conduire, il peut survenir un risque réaliste de danger d’au moins trois façons.  D’abord, une personne ivre qui, initialement, n’a pas l’intention de conduire peut, ultérieurement, alors qu’elle est encore intoxiquée, changer d’idée et prendre le volant.  Ensuite, une personne ivre assise à la place du conducteur peut, involontairement, mettre le véhicule en mouvement. Enfin, par suite de négligence ou d’un manque de jugement ou autrement, un véhicule stationnaire ou qui n’est pas en état de fonctionner peut mettre des personnes ou des biens en danger[12]. [soulignements ajoutés]

[45]        L’existence du « risque réaliste » de danger est qualifiée par la Cour suprême du Canada de « critère peu rigoureux » (« a low threshold » en anglais) et sera normalement la seule inférence raisonnable en l’absence de preuve contraire. L’accusé trouvé ivre au volant devra donc présenter une preuve crédible et fiable de l’absence de risque réaliste de danger :

Il va sans dire que l’existence d’un « risque réaliste » est un critère peu rigoureux et, en l’absence de preuve à l’effet contraire, constitue normalement la seule inférence raisonnable lorsque le ministère public fait la preuve de l’intoxication et de la capacité, dans les faits, de mettre le véhicule en mouvement.  Pour éviter d’être déclaré coupable, l’accusé devra faire face, sur le plan tactique, à la nécessité de présenter des éléments de preuve crédibles et fiables tendant à prouver qu’il n’y avait pas de risque réaliste de danger dans les circonstances particulières de la cause[13]. [soulignements ajoutés]

[46]        À titre d’illustration, le juge Fish donne quelques exemples d’une telle preuve, dont « l’utilisation d’un véhicule à une fin manifestement innocente » :

L’accusé peut échapper à une déclaration de culpabilité, par exemple, en présentant des éléments de preuve selon lesquels le véhicule à moteur était hors d’état de rouler, ou positionné de telle sorte qu’il n’y avait pas de circonstances raisonnablement concevables dans lesquelles il aurait pu présenter un risque de danger. De même, l’utilisation d’un véhicule à une fin manifestement innocente ne saurait emporter la stigmatisation d’une condamnation criminelle.  Comme l’a fait remarquer le juge en chef Lamer dans l’arrêt Penno : « la loi ne manque pas totalement de souplesse et ne va pas jusqu’à punir la simple présence dans un véhicule à moteur d’une personne dont la capacité de conduire est affaiblie (p. 877)[14]. [soulignements ajoutés]

[47]        L’existence ou non d’un risque réaliste de danger est une conclusion de fait et pour être en mesure de se prononcer à cet égard, le juge du procès doit examiner tous les éléments de preuve pertinents et peut tenir compte de divers facteurs[15].

VIII.     Analyse

[48]        Pour évaluer la crédibilité et la fiabilité de la version des faits de Mme Caisse, le Tribunal prend en considération les faits suivants :

         a)      elle témoigne avec assurance et conviction;

         b)      elle a une réponse logique à chaque question qui lui est posée;

         c)       elle n’est pas contredite et elle ne se contredit pas;

         d)      elle est corroborée par son fils sur le fait qu’elle venait de retourner chez elle après avoir passé la fin de semaine chez son copain, Roger Laframboise;

         e)      elle est corroborée par son fils sur le fait qu’elle a été reconduite chez elle par un homme que M. Garas a vu au volant alors que sa mère était assise côté passager; 

         f)        elle est corroborée par l’agent Otis qui dit que le moteur n’était pas en marche, que les clés étaient dans sa main et que le chien était sur la banquette arrière;

         g)      il y a une absence totale de preuve pour suggérer que Mme Caisse était sur le point de partir de chez elle.

[49]        Les anomalies ou contradictions proposées par la poursuite ne paraissent pas significatives au Tribunal, considérant les explications logiques et plausibles données par Mme Caisse.

[50]        L’absence du témoignage de Roger Laframboise s’explique bien par le fait qu’il ne fréquente plus Mme Caisse et le Tribunal ne peut pas en tirer une inférence défavorable à la défenderesse. La même chose s’applique à son ami Michel.

[51]        Le Tribunal conclut donc que la version de Mme Caisse est crédible et fiable.

[52]        Le Tribunal est convaincu par prépondérance des probabilités que Mme Caisse n’occupait pas la place ou la position ordinairement occupée par la personne qui conduit le véhicule à moteur dans le but de mettre en marche ce véhicule.

[53]        Y avait-il néanmoins un risque réaliste de danger? Y avait-il néanmoins un risque réaliste qu’elle mette son véhicule en mouvement en se positionnant du côté du conducteur avec les clés dans sa main? Y avait-il néanmoins un risque réaliste qu’elle change d’idée quant à ses intentions, et ce risque était-il plus grand en raison de son état avancé d’ébriété. Le Tribunal répond par la négative à toutes ces questions.

[54]        La poursuite plaide que Mme Caisse n’avait pas un « plan bien arrêté ». Il est vrai que, dans l’arrêt Boudreau, le juge Fish dit qu’un tel facteur est pertinent dans la détermination de l’existence ou non d’un risque réaliste de danger. Cependant, il faut souligner que le juge Fish parle d’un plan bien arrêté par Boudreau « pour assurer son retour sécuritaire chez lui » et il écrit que c’est particulièrement pertinent « en l’espèce » parce que Boudreau avait pris soin de l’établir[16]. Le juge Fish ne dit pas qu’il s’agit d’une exigence requise dans chaque cas.

[55]        L’existence d’un plan bien arrêté pour le retour chez soi n’est qu’un facteur pertinent à considérer parmi d’autres. Dans le cas de Mme Caisse, l’absence d’un tel plan ne pouvait avoir de l’importance puisqu’elle était déjà rendue chez elle, contrairement à Boudreau, qui sortait d’un bar et devait retourner chez lui.

[56]        On pourrait, cependant, considérer le « plan bien arrêté » dans un sens plus large et se demander si la défenderesse avait un « plan bien arrêté » pour une activité autre que la conduite et s’il subsistait un risque réaliste de danger. Dans ce cas, selon le juge Fish, l’incidence d’un tel plan dépend de deux considérations :

D’abord, le plan était-il objectivement concret et fiable?  Ensuite, allait-il effectivement être suivi par l’accusé?  Il se peut que l’état d’ébriété de l’accusé, son comportement ou ses actions démontrent l’existence d’un risque réaliste que le plan, qui semblait par ailleurs infaillible, allait être abandonné avant même d’être mis à exécution.  Si son jugement était affaibli par l’alcool, on ne peut tenir pour acquis à la légère que les actions de la personne ivre, lorsqu’elle était derrière le volant, allaient concorder avec ses intentions ni à ce moment-là ni ultérieurement[17]

[57]        Ce passage est particulièrement pertinent dans le cas de Mme Caisse puisque la poursuite plaide que, en raison de l’état avancé d’intoxication de Mme Caisse, il y avait un risque qu’elle change d’idée et qu’elle mette en marche son véhicule, plutôt que de simplement récupérer ses effets personnels.

[58]        Le Tribunal considère qu’en l’espèce, ce risque-là n’est pas réaliste. Mme Caisse était intoxiquée assez pour avoir les capacités affaiblies, mais pas assez pour ne pas savoir qu’elle ne devait pas conduire, pas assez pour ne pas savoir qu’elle était rendue chez elle, pas assez pour ne pas réaliser qu’elle n’avait pas son portefeuille, pas assez pour ne pas réaliser que ses sacs et son chien étaient encore dans l’auto. Elle est retournée à son véhicule avec l’intention de retrouver son portefeuille, récupérer ses sacs et faire rentrer dans la maison son chien. Son témoignage à cet effet est non contredit et corroboré par le témoignage de son fils. Elle avait donc un plan de faire autre chose que conduire l’auto. Ce plan était objectivement concret et fiable. Il s’agissait donc d’un plan bien arrêté qui aurait sans doute été suivi n’eût été de l’arrivée des policiers.

[59]        Madame Caisse avait donc une « excuse valable ou explication raisonnable » (pour utiliser les termes du juge Fish[18]) pour expliquer pourquoi elle était ivre à la place du conducteur. Rien n’indique que son jugement pouvait être si affaibli qu’elle ne pouvait prévoir les conséquences possibles de ses actes.

[60]        Quant au risque que le véhicule puisse être mis en marche involontairement (qui est un des dangers que l’infraction vise à prévenir), le Tribunal ne croit pas qu’il s’agit d’un risque réaliste dans les circonstances.

IX.       CONCLUSION

[61]        Le Tribunal conclut qu’il n’y avait pas un risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien.

[62]        Considérant tous ces facteurs, le Tribunal n’est pas en mesure de conclure hors de tout doute raisonnable que Mme Caisse a commis les infractions alléguées.

[63]        Par conséquent, le Tribunal rejette la dénonciation quant aux deux chefs d’accusation.

 

 

 

 

__________________________________

RANDALL RICHMOND, j.c.m.v.m.

                                                                                 

 

Me Véronique Warthold

pour la poursuite

 

Me Yann Trignac

pour la défense

 

Date d’audition : le 18 février 2013

 

 



[1]     R. c. Boudreau, 2012 CSC 56 .

[2]     R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3 .

[3]       R. c. Boudreau, 2012 CSC 56 , par. 9.

[4]     Boudreau, par. 11.

[5]     Boudreau, par. 12.

[6]      Boudreau, par. 13.

[7]     R. c. Toews, [1985] 2 R.C.S. 119 , p. 126, cité avec approbation dans Boudreau, par. 30.

[8]     R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865 , p. 877, cité avec approbation dans Boudreau, par. 31.

[9]     Ford c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 231 , réitéré dans Boudreau, p. 36.

[10]     Boudreau, par. 37.

[11]     Boudreau, par. 38.

[12]      Boudreau, par. 41-42.

[13]      Boudreau, par. 48.

[14]      Boudreau, par. 49.

[15]      Boudreau, par. 50.

[16]      Boudreau, par. 51.

[17]    Boudreau,  par. 52.

[18]    Boudreau,  par. 53.

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